ACTU


BLITZ
RETOUR A LA GALERIE


 

Blitz C’était une de ces chaudes journées de l’été parisien, où la moiteur ambiante vous laisse agonisant entre la sueur et la soif. Nombre de fois je les avais aperçus, mais, cette fois, je décidais de m’arrêter. Là, à l’entrée des escalators qui mènent au sous-sol des Halles, des types s’engageaient dans des parties d’échecs effrénées au rythme d’une pendule attribuant à chacun cinq minutes pour mater l’autre. Leurs visages affectaient une concentration à toute épreuve, nullement gênés par la lancinante musique du manège aux cheveux de bois, ni les émanations d’urine et les relents de bière que la chaleur accentuaient. C’est à peine s’ils détournaient la tête quand de temps à autre les SDF ou toxicomanes qui sillonnent les lieux, s’injuriaient ou se battaient, non, rien ne semblait les déranger, pas même les boules perdues des jongleurs de rue qui, par intermittences, venaient survoler l’espace du jeu.

Impressionné, j’observais les parties de blitz, ce vertigineux amalgame de réflexion et de vitesse : y’avait pas à dire, c’était beau à voir.

Alors, je profitais d’un instant où l’on hésitait à entrer, pour prendre la place du perdant, autant dire la place du mort car la partie à laquelle je venais d’assister avait été foudroyante tant par sa rapidité que par ce mat d’origine inexplicable, qui avait tout d’une exécution. Ce fût donc sans objection que l’on me permit de prendre place.

L’hétérogénéité de ceux qui participaient, témoignait de l’universalité des échecs et de son attraction exercée bien au-delà des vanités ; car le type qui venait de se faire sortir de table, manifestaient tant de réserve à l’encontre de ses interlocuteurs (dont certains affichaient un sourire édenté ou un langage si emprunt de verlan) qu’il jugeait plus sage de jouer l’attaché-case rivé sur sa poitrine. Cependant, à la fin de sa partie, il déposa sa mallette au sol et dénoua sa cravate. Il se mit alors à commenter la partie qu’il venait de perdre sans trop faire attention à quoi ressemblaient les personnes qui lui répondaient, dès l’instant que celles-ci semblaient avoir une quelconque explication à sa défaite si manifeste.

Voilà, c’est mon tour ; le mec en face avait déjà placé les pièces et réglé la pendule. Moins d’une minute plus tard j’étais mat. C’est ainsi que je fis la connaissance de Karl, et, quelques jours plus tard, des autres joueurs. Il y avait en ce lieu de personnes de toutes nationalités et de toutes conditions sociales. Mais était-ce seulement la passion du jeu qui nous rassemblait ? Ou, sans le savoir, avions nous créé, au fil des parties, un lieu où chacun pouvait venir discuter, s’épancher et, par sa simple présence, témoigner de son existence. En ce qui me concerne ce fût une découverte de vécus disparates. Je me sensibilisais peu à peu aux récits d’expériences que l’on se racontait entre deux parties. A travers les lèvres de certain s’exprimait le souvenir de la guerre, l’annonce d’un mariage prochain, la difficulté de vivre dans la misère parce que « sans papiers », c’était les souvenirs de ceux qui grandirent dans ce que nous nommons le tiers-monde ; ou la tristesse éprouvée quand chaque soir celui-ci, à heure fixe, allait rejoindre son foyer pour « sans abri ». le tout était entrecoupé de fous rires mais aussi parfois de disputes.

C’est à travers ces rencontres que je découvrais qu’effectivement « gens una sumus* ». Mais bon, il faut ajouter que les conditions étaient plutôt favorables : un ciel ouvert à toutes les intempéries, une pendule, soixante cases et les mêmes règles pour tous…

Aller, « ça joue man ! ça joue ! »

Milomir Kovacevic

*Nous sommes tous de la même famille, devise de la Fédération Internationale Des Echecs (F.I.D.E.)